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La révélation de l’oracle
Amos se rendit directement du pavillon des banquets à sa chambre. Dès qu’il ouvrit la porte, Aélig lui sauta dans les bras et l’embrassa goulûment. Le garçon se laissa porter par le baiser en savourant chaque seconde.
— Mais que fais-tu ici ? demanda Amos en serrant l’icarienne contre lui.
— Tu as été GÉNIAL ! s’écria Aélig. Tu as la noblesse d’un prince, l’intelligence d’un sage et l’élégance d’un roi ! Tu es parfait !
— Parfait ? répéta le garçon, amusé. Non, personne n’est parfait. Mais comme ma mère m’a toujours conseillé de prendre les compliments sans fausse modestie, je ne te contredirai pas !
— Tu m’as chavirée ce soir. Demain, toute la cité sera au courant de ton exploit ! Déjà, les servantes du palais disent que tu es sûrement le prince d’une grande dynastie de sans-ailes venu pour faire la paix. Les gardiens du dogme tremblent maintenant sous leurs plumes chaque fois que l’on mentionne ton nom, et mon père a convoqué une rencontre avec l’oracle ! Tu te rends compte ?
— Que les gens spéculent sur mon compte, c’est leur affaire, mais pourquoi ton père veut-il voir un oracle ?
— Pour savoir si tu es vraiment mon rodick !
— Tu ne m’as toujours pas expliqué ce qu’est un rodick ? En passant, comment as-tu fait pour entrer ici ?
— Je suis passée par le balcon.
— Mais…, mais, je croyais qu’il était interdit de voler dans la Ville pourpre ?
— Loi stupide ! trancha Aélig. Tu devrais déjà savoir que j’ai une certaine tendance à défier les lois ! Surtout celles de mon père !
— Hum, c’est bien vrai, et pour en revenir au rodick maintenant ?
— Comment te dire ?… Assieds-toi, c’est un peu compliqué !
La princesse appela une domestique en tirant sur le cordon qui se trouvait près de la porte. Quelques minutes plus tard, une femme-grue frappa et entra dans la chambre. Elle sursauta en apercevant Aélig et Amos ensemble.
— Si je peux me permettre, dit-elle d’une voix incertaine, il est très inconvenant que vous soyez ici, seule avec ce garçon, princesse. Le banquet est donc terminé ?
— Non, je suis partie, expliqua Aélig, et je ne suis pas seule dans la chambre avec Amos, puisque vous y êtes maintenant. S’il vous plaît, allez donc nous chercher à boire et à manger. Nous mourons de faim, n'est-ce pas, Amos ?
— Mais… je… je ne peux pas vous abandonner, la bienséance…
— C’est un ordre ! trancha Aélig.
— Mais…
— Je répète que c’est un ORDRE !
— Très bien, fit la servante qui déguerpit, humiliée.
— Tu as été un peu dure avec elle ! remarqua Amos.
— Mais non, ne t’en fais pas ! Il faut être ferme ici si l’on veut obtenir ce que l’on demande… Les servantes y sont habituées, elles en voient de toutes les couleurs avec mon père ! Il est tellement insupportable… Mais… mais bon… de quoi parlions-nous déjà ?
— Du rodick, lui rappela-t-il.
— Ah oui… le rodick.
Aélig lui raconta qu’anciennement, alors que la lignée des aigles huppés régnait sur la cité de Pégase, ceux-ci se mariaient souvent entre eux, afin de garder le pouvoir au sein des mêmes grandes familles. Les unions entre cousins et cousines, demi-frères et demi-sœurs, avaient fini par appauvrir la race et plusieurs nouveau-nés étaient venus au monde handicapés, physiquement et mentalement. Les aigles huppés avaient perdu le pouvoir lorsqu’était monté sur le trône un roi fou qui avait fait pendre tous les membres de la famille royale en les accusant de complot. Il s’était suicidé plus tard, en s’immolant les ailes en plein vol. Comme les aigles huppés n’avaient plus d’héritier légitime, c’est la lignée des paons qui s’était emparée du pouvoir. On avait alors instauré la loi du rodick.
Pour éviter les mariages consanguins et ainsi l’affaiblissement de la lignée royale, cette loi spéciale stipulait qu’un prince ou une princesse en âge de se marier était en droit de choisir une compagne ou un compagnon à l’extérieur du cercle de la famille royale, si, et seulement si, il était déterminé par l’oracle que son destin serait bénéfique au peuple de la cité de Pégase.
— Lorsqu’un candidat est considéré sérieusement, continua Aélig, le roi fait une demande officielle à l’oracle. Ce que va faire mon père !
— Et s’il n’est pas considéré ? demanda Amos.
— Il jouit de la protection royale jusqu’à ce que la cour estime qu’il est temps pour lui de partir. Voilà pourquoi tu as été génial ce soir ! Tu as cloué le bec à mon père sans même l’offenser et tu as impressionné la cour au plus haut point ! Les gens qui entourent un souverain n’ont pas le choix d’un prince ou d’une princesse, mais ils ont un poids important dans le choix d’un rodick. Si la cour aime le rodick, le peuple l’aimera aussi !
— Et que se passera-t-il si, par exemple, l’oracle n’était pas favorable ?
— Ne t’inquiète donc pas, le rassura Aélig, évitant de répondre franchement. Il le sera, j’en suis certaine !
— Et si l’oracle donnait sa bénédiction ?
— Alors là, ce sera une nouvelle vie pour toi ! dit la princesse, toute joyeuse. Tu deviendras le premier roi sans-ailes de toute l’histoire de la cité de Pégase.
La porte de la chambre s’ouvrit alors et un gardien du dogme entra dans la pièce.
— Je vous prie de sortir immédiatement, chère princesse, lui ordonna-t-il posément. Votre présence ici est inconvenante.
— Tu comprends ce que je te disais, Amos ? fit Aélig en se dirigeant vers la porte. Il est très difficile d’obtenir ce que l’on désire ici ! J’espère que vous lui apporterez quand même quelque chose à manger !
— Votre dîner sera servi dans votre chambre, princesse, et le sien arriva bientôt, répondit l’icarien, impassible.
Aélig eut à peine le temps d’envoyer un baiser à Amos que l’homme-oiseau referma la porte. Le garçon demeura donc seul dans sa chambre, absorbé par l’histoire du rodick. Si l’oracle leur donnait sa bénédiction, le porteur de masques aurait à faire un choix difficile entre sa mission et sa passion. Dans les deux cas, il aurait à prendre une décision déchirante. L’arrivée d’un somptueux dîner vint interrompre le fil de sa pensée. Amos se délecta de l’excellente cuisine du palais. Le ventre plein, il s’endormit ensuite bien vite.
Les icariens aimaient bien se faire prédire leur avenir. Ils allaient alors rencontrer un oracle dans le lieu sacré réservé à cet effet et offraient un animal en sacrifice au dieu Pégase. Ils lui demandaient par l’entremise du devin ce que leur réservait l’avenir. Évidemment, le grand dieu Pégase ne s’adressait pas directement aux icariens. Ses messages étaient transmis de plusieurs façons. Selon les sanctuaires, les oracles lisaient dans le thé, les plumes des ailes ou utilisaient des osselets. D’autres, plus sages, entraient en transe et servaient d’intermédiaires entre le monde des dieux et les icariens en interpellant les esprits rôdeurs.
L’oracle de la lignée royale des paons avait été choisi grâce à un concours organisé par le grand-père d’Aélig, ancien souverain de la cité. Ayant décidé de mettre les augures à l’épreuve pour savoir lequel était le plus fiable, l’aïeul avait fait envoyer trente messagers aux trente oracles les plus reconnus. Tous devaient répondre à la question suivante : Que fait le roi en ce moment même ?
Les réponses avaient été diverses, mais celle qui avait fasciné le souverain venait d’un très jeune oracle de douze ans. Il disait :
Mes sens perçoivent une odeur tenace
Une tortue cuisant dans sa carapace
Un agneau qui cuit à petits bouillons
À couvert dans le cuivre d’un chaudron.
Le roi avait été très impressionné par le talent du garçon, car justement, ce jour-là, il avait décidé de faire la cuisine. Sans que quiconque le sache, il avait effectivement découpé une tortue pour l’inclure à un ragoût d’agneau qu’il avait ensuite fait cuire à feu doux dans une marmite de cuivre. C’est ainsi que l’oracle Delfès était entré au service de la lignée des paons et qu’il travaillait encore aujourd’hui, après quarante ans de service, pour la famille royale. L’icarien de cinquante-deux ans était solide et ses prédictions, toujours sans faille. Le devin avait un véritable talent et ses augures étaient toujours considérés avec le plus grand respect. Il était adulé par le peuple et vivait en ermite sur une montagne non loin de la cité de Pégase. L’icarien ne se déplaçait presque jamais et il ne recevait en audience que le roi et sa famille.
Voilà pourquoi Amos fut emmené, dès le lendemain, à la maison de Delfès. On utilisa la nacelle qui, la veille, avait transporté le garçon jusqu’à la porte du Midi. Accompagné du roi, de sa fille et d’un impressionnant cortège de soldats, le porteur de masques atterrit devant la porte de l’oracle. Le devin accueillit ses invités avec courtoisie et les pria de le suivre jusqu’à l’antichambre de son cabinet de voyance. Il y fit alors pénétrer Amos en demandant aux autres d’attendre.
Le porteur de masques entra dans une pièce toute blanche qui ne contenait que deux chaises pour tout meuble. De larges rayons de soleil pénétraient par les fenêtres situées au plafond.
— Assieds-toi, jeune homme, lui dit l’oracle. Je suis ravi de te rencontrer.
— Moi aussi, répondit poliment Amos.
— Venons-en aux faits, enchaîna Delfès en s’appuyant sur le dossier de la chaise d’Amos. Crois-tu être le rodick ? Veux-tu épouser Aélig et devenir roi ?
— Mais… ce n’est pas vous qui devez me dire tout cela ?
— Non…, répondit l’icarien. Tous les êtres portent en eux leur destin, je ne fais que les encourager à demeurer sur la bonne route. Réponds maintenant à ma question : crois-tu être le rodick et veux-tu épouser Aélig et devenir roi ?
— Franchement, répondit Amos, Aélig me plaît beaucoup et je l'aime, mais je crois qu’il est encore beaucoup trop tôt pour parler de mariage. Je ne la connais que depuis quelques jours. En ce qui concerne le titre de souverain, je n’en veux pas non plus ! Ceci ne me qualifie donc pas pour le titre de rodick !
— Tu es franc, le félicita Delfès en prenant place sur l’autre chaise. C’est ce que j’avais pressenti avant ton arrivée. Mais regardons maintenant ce que te réserve l’avenir ! Nous verrons si…
— Ce n’est pas nécessaire, l’interrompit Amos. Je ne veux pas savoir ce qui m’attend !
— C’est que moi, fit l’oracle, je dois tout de même fournir un rapport au roi. Lui, il veut connaître ton avenir !
— Bon, allez-y alors…
Les icariens croyaient que les oiseaux étaient des coursiers entre le ciel et la terre et qu’ils portaient en eux les messages des dieux. Delfès sortit de la pièce et revint aussitôt avec une petite boîte qui contenait le cadavre d’un oiseau. Il l’avait trouvé mort dans le jardin, juste avant l’arrivée du roi.
À l’aide d’un petit couteau, il éventra la petite bête et examina ses organes.
— Hum ! fit l’icarien, songeur. Sais-tu que tu es le grand amour d’Aélig et que personne, de toute sa vie, ne te remplacera dans son cœur ? Elle emportera ton souvenir dans l’autre monde et t’y attendra, jusqu’à la fin des temps. Elle sera la dernière reine de la cité de Pégase et régnera à jamais dans la Ville pourpre. Tu dois savoir que tu trouveras ce que tu cherches dans le Temple interdit. Puis, je dois aussi te dire de commencer par l’île des Arkhous lorsque le temps sera venu…
— Je ne comprends pas, dit Amos, intrigué. Lorsque le temps sera venu ?
— C’est tout en ce qui te concerne. S’il te plaît, veux-tu sortir et dire au roi que je l’attends ?
— Très bien, acquiesça le garçon en le quittant.
Le roi entra à son tour dans la maison de l’oracle et y demeura de longues minutes.
— Alors, murmura Aélig à Amos, qu’a-t-il dit ? Dis-le-moi ! Dis-le-moi vite !
— Presque rien en vérité, répondit franchement le garçon. Il m’a surtout confirmé l’importance que j’ai prise dans ta vie depuis notre rencontre. Il m’a aussi dit de me rendre dans le Temple interdit…
— Quoi ? fit Aélig, surprise. C’est impossible, à moins que… hum… que cela signifie que tu es mon rodick, car seuls les membres de la famille royale sont autorisés à y pénétrer. Tu seras roi, mon roi ! Voilà ce que cette prophétie signifie ! Oh, je suis si contente !
Le souverain sortit soudainement de la maison de l’oracle et ordonna le retour à la cité, Amos regagna sa nacelle et la troupe décolla. Lorsqu’ils furent en vue de la cité, le roi commanda un arrêt et tous les icariens étirèrent leurs ailes afin de demeurer sur place, retenus par le vent. Puis le souverain parla.
— Aélig, ma fille, sais-tu ce que vient de me confier l’oracle ?
— Non, père, répondit-elle.
— Il m’a annoncé que tu causerais ma mort ! Que, par ta faute, mes jours étaient comptés !
— Mais voyons, père ! s’écria Aélig. C’est tout à fait ridicule !
— Il m’a aussi dit que ton ami, le sans-ailes, allait causer ta propre mort !
— Père ! s’offensa la princesse. C’est tout à fait ridicule ! Delfès a perdu la tête !
— Je ne crois pas, non…, fit le souverain en ricanant. Et c’est pour cela que j’entends régler dès maintenant deux problèmes ! Commençons par celui qui menace ma vie ! Soldats ! emparez-vous de ma fille, et jetez-la en prison à notre arrivée dans la cité !
— Mais… mais, je vous interdis de…, cria Aélig en essayant de se soustraire à la poigne des gardes.
— Et maintenant, réglons le cas du futur assassin de ma fille ! Larguez la nacelle !
Sans attendre, les icariens lâchèrent le filet, et Amos tomba dans le vide.